Chemin faisant vers la Drupa, Frank Romano aura tout le loisir de réfléchir à ses réponses aux questions qui lui seront posées concernant les évolutions autour du jet d'encre. Le professeur émérite du Rochester Institute of Technology a une sainte horreur de l'avion et il préfère prendre le bateau pour gagner Düsseldorf. Romano a été la cheville ouvrière de maintes études consacrées aux opportunités des techniques d'impression numérique. Avec à chaque fois la même conclusion : le jet d'encre est sur le point de percer. Aux quatre dernières éditions de la Drupa, il a répété à qui voulait l'entendre sa foi en l'essor inéluctable du jet d'encre.
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Chemin faisant vers la Drupa, Frank Romano aura tout le loisir de réfléchir à ses réponses aux questions qui lui seront posées concernant les évolutions autour du jet d'encre. Le professeur émérite du Rochester Institute of Technology a une sainte horreur de l'avion et il préfère prendre le bateau pour gagner Düsseldorf. Romano a été la cheville ouvrière de maintes études consacrées aux opportunités des techniques d'impression numérique. Avec à chaque fois la même conclusion : le jet d'encre est sur le point de percer. Aux quatre dernières éditions de la Drupa, il a répété à qui voulait l'entendre sa foi en l'essor inéluctable du jet d'encre.Sur papier, Romano n'a pas tort, mais nous y reviendrons. Il se sait en outre soutenu par la quasi-totalité des grands constructeurs d'imprimantes et de presses, lesquels ont consenti des investissements colossaux dans la technologie. Certaines machines sont désormais capables de produire des milliers d'impressions par heure tout en fournissant une excellente qualité au format B1. Même dans le monde de l'art moderne, le jet d'encre est pris au sérieux en tant qu'alternative à la sérigraphie, par exemple. Les artistes mentionnent explicitement le procédé pour leurs reproductions en tirages limités, que les collectionneurs s'arrachent à prix d'or.À regarder la part de marché du numérique sur l'ensemble des commandes d'imprimés dans le monde, force est de constater qu'elle reste marginale. Ce qui, pour qui a lu les rapports de Romano est tout bonnement inconcevable. Le jet d'encre apporte précisément la réponse à ce que le marché actuel demande : de grandes séries de petits tirages et d'impressions uniques de tout format. La technique se prête à la fabrication de produits complexes et distinctifs. Exemple favori de Romano : un rapport truffé de tableaux, à la page de garde personnalisée et imprimé en 20 exemplaires, à fournir d'urgence en vue d'une assemblée d'actionnaires. Aucune discussion possible : le numérique est alors la seule solution. Et pour traiter de cette manière sur la journée des centaines de commandes nécessitant des types de papier différents, l'option la plus intéressante est le jet d'encre.Romano s'est toujours focalisé dans ses recherches sur les moyens disponibles (des machines numériques toujours meilleures), la vision des fabricants d'imprimantes et la façon dont celle-ci répond à la demande du marché. Ses rapports ont toujours mis en avant la valeur ajoutée que les imprimeurs peuvent apporter en faisant le choix du jet d'encre. L'opinion que les imprimeurs pourraient avoir de la chose a toutefois bénéficié de moins d'attention. La plupart d'entre eux n'ont pas des centaines, ni même des dizaines, de commandes à traiter sur leur journée, et ils ne disposent pas de l'infrastructure numérique à cet effet. Les imprimeurs se sont toujours moins préoccupés " du marché ", tant ils étaient affairés à régler les demandes directes de leurs clients réguliers. Et la plupart de celles-ci se résument comme suit : des quantités moindres, mais toujours au même prix unitaire, voire encore moins cher. D'où une augmentation des coûts moyens par impression, au détriment des marges. Tant et si bien que le débat sur l'essor des presses numériques s'est initialement focalisé sur le " point bascule ", ou seuil critique de rentabilité. D'où aussi l'enthousiasme soulevé par la nanotechnologie de Benny Landa, qui a habilement joué sur le sentiment des imprimeurs avec sa promesse de 10 000 impressions par heure sur une presse à jet d'encre. Alors que Romano se fixe un point sur l'horizon et entend surfer sur les besoins du marché en suivant une stratégie commerciale bien réfléchie, Landa va droit au but : à savoir, les acquéreurs potentiels de ses machines.Un deuxième point sensible autour duquel Romano a prudemment louvoyé avec ses études est le prix astronomique des encres inkjet - certainement comparé aux encres offset. Les imprimeurs qui avaient pris l'habitude de vanter la valeur ajoutée de la polychromie ont dû tout à coup faire assaut d'arguments auprès de leurs client pour pouvoir imprimer le plus possible en noir. Et on ne parle même pas du piège des contrats de leasing assortis d'un prix au clic. L'un dans l'autre, l'imprimeur qui utilise sa machine jet d'encre en remplacement de sa presse offset pour pouvoir produire de petits tirages sera presque toujours mal pris.La cause du jet d'encre n'en est pas perdue pour autant. Quand Romano dit que la technique correspond aux évolutions actuelles du marché, sa conclusion tient debout. Les développements vont en effet dans le sens d'une production d'imprimés à données variables à grande échelle.80 % des marketeurs auront abandonné leurs efforts de personnalisation d'ici cinq ans. Les règles et les risques en matière de gestion des données sont perçus comme un obstacle majeur. Du moins ressort-il d'une analyse de marché de Gartner, parue le mois dernier. Le moment (de la dernière chance ? ) serait-il arrivé pour faire prendre conscience au monde du marketing des possibilités et de l'efficacité d'un imprimé personnalisé sur mesure ?Le communiqué publié par Gartner ne laisse aucun doute à ce propos : son étude parle avant tout de marketing en ligne. Charles Golvin, analyste chez Gartner, écrit : " Les consommateurs voient d'un mauvais oeil les efforts déployés par les responsables marketing pour les approcher. Leurs boîtes mail encombrées, tout comme les dossiers SMS de leur téléphone mobile, les poussent à ignorer même les messages les plus personnalisés et contextualisés. " Les mêmes marketeurs semblent toutefois perdre de vue que la boîte aux lettres physique dudit consommateur est toujours moins remplie. Ce qui crée précisément des conditions propices à une approche fondée sur des imprimés ciblés et pertinents.Alors que, dit Gartner, 14 % des budgets marketing sont consacrés à la personnalisation, plus d'un responsable marketing sur quatre voit encore la technologie nécessaire comme un frein important. Le fait que Gartner prévoie qu'un tiers de toutes les gaffes des marques en matière de relations publiques seront dues à une éthique de données déficiente, ne soulève pas davantage l'enthousiasme.D'autres obstacles, poursuit l'étude, se dressent sur la voie de la personnalisation : la défiance croissante des consommateurs, le durcissement des législations et réglementations, et les barrières technologiques érigées pour empêcher le pistage des internautes. À nouveau, l'imprimé pourrait offrir ici une alternative intéressante : diverses études (notamment de MarketingSherpa) montrent que le mailing papier est le média qui inspire le plus la confiance. Par ailleurs, le RGPD européen sur la protection des données et de la vie privée (entré en vigueur en mai 2018 et qui fera l'objet d'une évaluation en mai 2020) prévoit précisément une exception pour l'imprimé personnalisé : l'obligation d'autorisation explicite préalable (opt-in) - nécessaire pour les e-mails, SMS, etc. - est remplacée par un opt-out. Et l'industrie graphique est toujours davantage en mesure d'apporter une réponse technologique au défi autour de la gestion, du traitement et de la production d'imprimés personnalisés de haute qualité.D'autres émettent un avis divergent concernant la part de marché du jet d'encre jusqu'ici. Erwin Busselot (directeur Business Innovations & Solutions, Ricoh Europe), par exemple, se dit optimiste. On objecte souvent que le numérique ne représente encore que quelque 3 % de l'ensemble du volume imprimé. Mais Busselot préfère se concentrer sur les segments de marché réellement pertinents (transactionnel, publipostage et livres). Où l'on voit que " l'inkjet " a déjà conquis plus de 20 % des pages imprimées auparavant en offset.Selon les analystes de marché de Smithers Pira, le numérique (et partant, le jet d'encre) a pris à son compte 17,4 % du volume total de la production d'imprimés en 2019. Soit 3,9 % de plus qu'en 2014. Et cette part devrait augmenter à 21,1 % d'ici cinq ans. Jolis résultats, qu'Erwin Busselot a toutefois tempérés de quelques bémols dans une publication sur LinkedIn.La croissance des cinq dernières années a surtout été due au fait que des volumes d'imprimés produits auparavant en offset ont migré vers des systèmes d'impression numérique. Ce qui n'empêche pas les techniques analogiques conventionnelles d'encore représenter le gros du marché, constate Busselot. L'impression numérique est souvent vue comme une réponse au raccourcissement des tirages - mais les presses conventionnelles ont aussi fortement évolué sur ce plan. Les données variables restent l'argument clé de vente par excellence par lequel les systèmes numériques se distinguent véritablement des presses classiques.L'augmentation de moins de 4 % prévue par Smithers Pira aurait pu être beaucoup plus importante, pense Busselot : " Les possibilités de la personnalisation et du sur-mesure ne parlent manifestement pas encore suffisamment à l'imagination des marketeurs et des donneurs d'ordres. Et ce alors que la demande d'imprimés numériques devrait pourtant leur mettre la puce à l'oreille. "D'où l'importance de mieux informer les professionnels du marketing des potentialités d'une personnalisation accrue. Un exemple de la manière dont les choses peuvent mal tourner nous vient d'Allemagne. Dans son blog Beyond Print, Berndt Zipper, grand spécialiste de la branche, raconte comment Mercedes Benz a cessé d'imprimer ses brochures en 2018, suivie par Volvo. L'an dernier, Audi a décidé aussi de se passer d'imprimés au motif que : " La réalisation, l'impression et la diffusion des brochures demandent énormément d'efforts. Et celles-ci à peine prêtes ne sont déjà plus à jour. Et puis, quelle est la valeur ajoutée de ces plaquettes sur papier glacé vantant une voiture rouge pour qui souhaite en acquérir une noire ? Le numérique peut beaucoup mieux faire. Voilà pourquoi nous arrêterons d'utiliser les brochures commerciales imprimées à l'été 2020. "Zipper qualifie ce raisonnement " d'absurde ". La communication numérique exige en effet tout autant d'efforts. Et il enfonce le clou : " Le département marketing d'Audi n'a manifestement jamais entendu parler des possibilités de l'impression numérique, ou peut-être ne les a-t-il pas comprises ? " Une brochure totalement personnalisée, affichant la voiture dans le coloris voulu par le client et reprenant toute une série d'autres données personnelles, est justement capable de produire " l'effet waouh " souhaité, qu'on n'obtiendra jamais avec un PDF. "Il devient de plus en plus difficile pour les entreprises et les organisations de toucher les consommateurs et de les fidéliser à leur marque. Ainsi ressort-il aussi de l'étude " Ad'titude Tracker " (2018) menée auprès de plus de 2 000 répondants belges : ils sautent massivement les " prérolls " vidéo (63 %), utilisent un bloqueur de pubs sur Internet (32 %) et zappent abondamment les spots à la télévision. L'imprimé publicitaire n'est pas si mal loti, quand on sait qu'une personne sondée sur cinq seulement dit avoir placé un autocollant " pub non merci " sur sa boîte aux lettres. Cette vignette n'a par ailleurs aucun impact sur les mailings - que seulement 4 % des répondants disent jeter directement sans les lire.Pour s'assurer de figurer en tant que " marque " dans la liste des favoris des clients et consommateurs, il est nécessaire de bâtir avec lui une relation - laquelle doit aussi être entretenue.Une enquête réalisée par Ipsos pour le compte de bpost explique ce que cela implique. L'étude " Pulse " a cartographié, pour 17 secteurs donnés, ce que les clients considèrent comme des facteurs importants pour une bonne relation avec une marque. On a ensuite mesuré dans quelle mesure différentes marques satisfont à 16 critères (comme " Est digne de confiance ", " Donne un sentiment positif " ou " Me tient informé "), ce qui a déterminé leur " Pulse Score ". Si le facteur " Confiance " figure en tête de liste pour le client, mais que la marque récolte un score médiocre, on parle d'un " pulse-gap " - et la relation-client est donc menacée.Communiquer de manière juste et au bon moment peut renforcer la relation avec le client. Le sondage réalisé auprès de plus de 14 000 consommateurs a permis de mettre en évidence 19 " moments d'attention " importants. On a mesuré comment chacun des 16 " facteurs relationnels " peut influencer chacun de ces 19 " moments d'attention ". Une matrice des meilleurs moments pour améliorer la relation et inciter le client à l'action a ainsi émergé pour l'ensemble des 17 secteurs étudiés.Du point de vue des marques automobiles, par exemple, il est important que les clients considèrent que : ils peuvent leur faire confiance, elles respectent leurs engagements, elles leur facilitent la vie et elles récompensent leur fidélité. Et les meilleurs moments pour faire du marketing relationnel dans ce secteur sont le jour de l'anniversaire du client, suivi du début de la relation-client et ensuite des évènements autour d'une marque.La pertinence est la clé du succès d'une action marketing. Et la personnalisation y joue un rôle important. Bpost en a présenté quelques beaux exemples lors de l'évènement Get Smart de l'an dernier, comme le magazine entièrement nominatif de Kazoo. Avec ses mailings, la chaîne de supermarchés Lidl améliore la notoriété de ses filiales locales et incite ainsi les clients potentiels à pousser la porte du point de vente de leur quartier. Une autre possibilité consiste à jouer sur une date spéciale. Le constructeur automobile FCA l'a fait avec des actions de réduction à l'approche du " Black Friday ".L'étude Pulse et ses enseignements offrent aussi de nouvelles opportunités à bpost. Lors de l'évènement Spicy Talks organisé par Chili Publish, l'opérateur postal est venu parler de la plateforme " Mappi ", développée par ses soins et à travers laquelle les conclusions de l'enquête Pulse sont mises en pratique. Mappi simplifie la conception, l'impression et l'expédition d'un mailing personnalisé : " Une campagne imprimée, mais pas plus compliquée que d'envoyer un simple e-mail ", dit bpost. Les résultats sont en outre rendus interprétables sur la base de codes QR, ce qui apporte une meilleure contribution encore à la construction de la relation-client.Le jet d'encre ouvre ainsi de nouvelles perspectives en termes d'applications, de modèles économiques et de clients. Peut-être Frank Romano aura-t-il le temps de (re)parcourir l'étude de bpost pendant sa longue traversée à destination de la Drupa 2020. Le professeur a toutes les raisons de se rendre en confiance à Düsseldorf. Sur le volet de la valeur ajoutée et de la pertinence de l'imprimé, le jet d'encre offre bel et bien un océan de possibilités dans lequel se plonger.